Lucidité et crédulité, un article de Monique Castillo
Extrait d’une conférence de Monique Castillo, à paraître dans les éditions de la revue « Sciences humaines ». Crédit photographie : Jean-Luc Bertini

Quand le savoir est tout entier transformé en information, quand les choses deviennent des mots, les marchandises des marques et les hommes des symboles, la culture de la communication vit de leur crédibilité. On savait que le progrès était objet de foi, on constate désormais que la science elle-même est devenue une affaire de croyance, parce qu’elle est perçue aujourd’hui comme produit social, qu’elle engendre autant de risques qu’elle en supprime puisqu’ il s’agit des risques qu’elle-même produit ; elle suscite donc des affirmations et des doutes qui relèvent de la croyance. (…)
Ainsi, dans l’univers de l’information, la crédibilité s’impose comme une valeur culturelle incontournable. Est crédible celui qui ne trompe pas ma demande de confiance. Parce que, pour chacun, est réel ce qui lui est raconté par un autre, celui qui détient le monopole d’un savoir (un journaliste, un professeur, un médecin, une sociologue, un juriste), ces savoirs qui nous sont rapportés, qui nous sont racontés doivent être crédibles en un sens assez nouveau : il leur faut provoquer la croyance et nous donner des motifs d’avoir la foi, de rallier notre jugement à une croyance qui mérite d’être commune.
On objectera que cela n’est pas nouveau et que l’exigence de crédibilité nous vient de la modernité des Lumières. Sans doute. Mais le sens s’en est transformé. Etre crédible pour un intellectuel du XVIIIème siècle, c’était se dégager du domaine des croyances pour exercer un jugement purement rationnel ; les croyances sont alors tenues pour des préjugés sans véridicité. L’esprit voltairien va très loin dans la fracture entre la foi et la raison et confie à la raison la mission de détruire la foi. Mais à l’âge de la communication généralisée, les choses changent, et être crédible, c’est créer de la croyance, justifier le besoin de croire, de faire confiance.
En quoi cette situation peut-elle redonner de la vigueur à la culture européenne ? On peut fort bien craindre, en effet, que sa méfiance envers la modernité et la nouveauté des moyens de communiquer la portent à préférer des mythes qui donnent primordialement confiance dans le passé contre le présent, même s’ils sont encore dangereux et même s’ils ont été aussi médiocres que la consommation destructrice d’informations l’est aujourd’hui sur le plan culturel. Mais c’est aussi l’occasion, encore mal perçue, d’une véritable renaissance de la compétence autocritique dont on peut faire le « génie » propre de la civilisation européenne. Car le besoin de crédibilité, chacun s’en doute, est facile à pervertir, et le cynisme achète ou vend la crédulité qu’il sait fabriquer et manipuler. Mais l’esprit critique, pour sa part, peut distinguer entre la crédibilité et la crédulité quand le mensonge devient aussi « créateur » que la véracité elle-même. Chacun ne fait-il pas la distinction entre la crédibilité et la crédulité, entre la réalité et l’illusion quand il se rend au spectacle. Il sait qu’il y va pour y être crédule et nourrir, pour un moment, un désir d’illusion qui lui permet de vivre d’autres vies et d’autres possibles, des possibles impossibles à expérimenter dans ce qui conditionne l’existence de tous les jours.
Mais la lucidité est capable d’aller plus loin et de discerner que l’insistance dans la crédulité est aussi le fait des opinions et des convictions que l’on tient à regarder comme des vérités ; être convaincu d’avoir raison fait rechercher la caution d’orateurs et de rhéteurs qui justifieront et perpétueront la crédulité qui veut s’entretenir elle-même, qui donneront à l’auto-illusion une justification durable. Le « déclinisme » des Européens n’est peut-être, d’ailleurs, qu’une crédulité paresseuse qui tient à s’installer durablement dans une nouvelle « minorité » culturelle dont les Lumières avaient jadis incité l’Europe à sortir.
Une nouvelle probité est à venir, celle qui donne les sources d’informations, qui fait connaître les raisons des décisions, qui rend publiques les connaissances et les débats qui conditionnent la vie commune ; elle fait de la citoyenneté une culture de la coresponsabilité des normes collectives et en fait la condition d’entrée dans l’âge numérique de la démocratie, où l’essentiel n’est pas d’être celui qui sait, mais d’être celui qui est compris. Ainsi, puisque nous entrons dans un monde où la séduction de l’illusion rivalise avec le courage de la lucidité, sachons éviter les faux prophètes pour nous mettre en quête de vrais visionnaires.
Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de la minorité dont on s’est soi-même rendu responsable ».
Monique Castillo
